La photographie grecque entre 1860 et 1900

Ce texte est dédié à la mémoire de Manos Charitatos, fondateur et président d'ELIA.




La Grèce dans la deuxième moitié du xixe siècle

La Grèce est devenu un État souverain en 1827, après la guerre d'Indépendance de 1821 contre l'occupation ottomane qui durait depuis quatre siècles. Le défi était alors de former un État moderne sur le modèle occidental et de se débarrasser des coutumes orientales.

Le pays manquait de tout, le sol était aride, peu de routes étaient carrossables. On donnait les distances en heures de marche. Les seuls transports possibles s'effectuaient par voie maritime. Pour cette raison, davantage qu'Athènes, la capitale, les véritables centres urbains étaient les villes portuaires, telles que Patras ou, sur l'île de Syros, Ermoúpolis dont la population était dense et active.

En 1853, le pays compte 990 373 habitants, dont 88 275 dans l'Attique et la Béotie, 116 757 au nord du Péloponnèse, et 134 856 dans les Cyclades. Les paysans constituent l'essentiel de la population, mais sont dépourvus de terres qui appartiennent à l'État, à l'Église ou à de riches propriétaires terriens. Une des revendications sociales de l'époque est la distribution des terres nationales. Elle sera réalisée, non sans injustices, en 1871. L'économie du pays est exposée aux fluctuations internationales car elle dépend en grande partie de l'exportation du raisin de Corinthe et de l'importation des céréales. Des capitaux étrangers, des nouvelles technologies sont introduits dans le pays, mais l'assainissement de la vie politique et l'élimination du favoritisme ou du clientélisme s'avèrent difficiles et retardent le progrès. Malgré ces difficultés, de grands travaux tels que la construction du chemin de fer et l'ouverture du canal maritime de Corinthe sont réalisés entre 1880 et 1890 par des compagnies étrangères, grâce au financement de banquiers de la diaspora grecque.

Le système politique du pays est une monarchie constitutionnelle. Les citoyens grecs élisent les députés mais ce sont les grandes puissances – Grande-Bretagne, France, Autriche-Hongrie et Russie – qui choisissent le souverain.

Entre 1860 et 1900, le pays verra l'abdication d'un roi (Othon, en 1861), l'intronisation d'un autre roi (Georges Ier, en 1863), une succession perpétuelle de gouvernements, en moyenne un par an, l'insurrection des Crétois pour l'unification avec la Grèce (1866), une banqueroute (1893) et une guerre catastrophique avec la Turquie (1897).

Durant cette période tumultueuse, la photographie fait preuve de peu de diversité. Elle consiste essentiellement en trois genres : le portrait, le paysage, et la photographie archéologique. Cette dernière est pratiquée par les archéologues eux-mêmes, lors des fouilles, ou par des photographes professionnels travaillant pour les instituts archéologiques étrangers. L'intérêt que les grandes puissances portent à la Grèce est autant géopolitique que scientifique. L'École française d'archéologie est la première fondée à Athènes en 1846, suivie par l'Institut allemand en 1873, l'École américaine en 1881 et l'École britannique en 1886.

Durant la dernière décennie du siècle, l'iconographie du pays s'enrichit de thèmes nouveaux, notamment grâce à l'avènement de la photographie d'amateur.

1.  Le culte de l'antique et la représentation du paysage

À quelques exceptions près, la représentation du paysage grec au xixe siècle est justifiée par la présence d'un monument ou de la trace d'un événement de l'histoire ancienne. Cette perception du paysage était celle des Occidentaux et a été imitée par les photographes autochtones.

Les guides et livres de voyage sur la Grèce au xixe siècle, que les visiteurs étrangers emportent dans leurs bagages, sont de véritables manuels d'histoire et d'archéologie. La toponymie de ce pays pauvre renvoie aux épisodes glorieux de son passé. Le visiteur voit Marathon comme le champ de bataille où s'est illustré Miltiade. Pour lui, Salamine n'est pas un village de pêcheurs, mais le théâtre de la bataille navale contre les Perses.

La représentation du paysage s'effectue à travers ce filtre déformant. La photographie ignore les villages et les paysans, elle se détourne des nouvelles constructions de la capitale.

Le pèlerinage commence par les monuments de l'Acropole. Ensuite, on s'aperçoit de l'existence d'autres ruines, disséminées un peu partout dans la ville : la tour des Vents, l'arc d'Hadrien, le temple de Zeus Olympien… Le sol athénien est un véritable palimpseste : les vestiges de toutes les époques se superposent et coexistent.

Quelques églises byzantines, telles que Kapnikaré, Saint-Théodore et la petite cathédrale attirent le regard. Puis, la visite continue vers les sites en dehors de la ville : Eleusis, le cap Sounion, l'église de Daphni et, plus loin encore, Corinthe, Argos, et l'île d'Égine.

Tous ces monuments figurent dans les catalogues commerciaux des photographes. Dans leurs boutiques, Dimitrios Konstantinou, Petros Moraïtes, Konstantinos Athanasiou proposent aux touristes des épreuves individuelles ou reliées en album ou en panoramas. Le commerce des albums de souvenirs de voyage est un marché lucratif ; c'est la demande de la clientèle qui définit le choix des prises de vues par les professionnels.

Athènes moderne et le photographe Dimitrios Konstantinou


C'est un auteur et éditeur grec vivant à Paris, Marino P. Vréto, qui ira à l'encontre du rejet de la contemporanéité dans la représentation photographique de son pays. En 1861, il publie un album bilingue franco-grec intitulé Athènes moderne, imprimé chez Lemercier. Vréto veut montrer le progrès effectué par la Grèce à travers les nouveaux édifices publics de la capitale : l'université, l'observatoire, la cathédrale, l'hôpital ophtalmologique, l'orphelinat, etc. L'album contient quinze lithographies, dont dix sont tirées d'après des photographies de D. Konstantinidis. Il est légitime de supposer que Vréto a commandité ces prises de vues au photographe. Leur collaboration se poursuivra pendant les dix années suivantes. On trouve mention du photographe comme revendeur, à Athènes, du périodique Ethnikon Hemerologhion (« Almanach national »), publié par Vréto jusqu'en 1871. Mais entre-temps, sa signature s'est transformée en Dimitrios Konstantinou photographe, au numéro 20 de la rue Éole. Konstantinou a fait de la photographie des monuments sa spécialité. Il propose des tirages de qualité, de format 28 x 37 cm, signés soit sur le négatif, soit sur le carton de support. Plusieurs signatures différentes sont relevées à ce jour. La plus fréquente est D. Constantin à Athènes signée sur le négatif. Plus rarement, on relève un timbre sec en lettres majuscules sur le carton D. KONSTANTINIDIS PHOTOGRAPHE A ATHENES, ou le même intitulé, mais en lettres grecques, ∆.KΩNƩTANTINI∆HƩ EIƩ AƟHNAIƩ.

Il y a peu de portraits pris par Konstantinou recensés et identifiés dans les collections. Néanmoins, sa collaboration avec Vréto laisse supposer qu'il était l'un des fournisseurs en portraits de contemporains pour son almanach.

Les frères Rhomaides, une entreprise familiale



En 1875, l'Institut allemand commence les fouilles à Olympie, et il fait appel aux frères Aristotelis, Dimitrios et Konstantinos Rhomaides pour la documentation photographique du site et du musée. Les trois frères sont déjà connus en tant que portraitistes à Patras. Ils s'installent à Athènes en 1876 et jusqu'en 1896, année où Konstantinos meurt, ils possèdent trois établissements : un atelier, une boutique et une imprimerie où l'on applique la technique de la collotypie. Au tournant du siècle, les frères Rhomaides sont les principaux fournisseurs en vues des monuments antiques d'Athènes, mais aussi du paysage urbain de la ville.

Suivant l'usage de la photographie ou les préférences de leur clientèle, les frères Rhomaides font des retouches. À gauche, le monument de Lysicrates est entouré par le paysage urbain, à droite le fond est épuré laissant la silhouette du monument dégagée.

2.  Le portrait

La technique photographique n'a cessé de progresser, avec pour effet une réduction du temps de pose et une diminution des coûts de production. Le procédé au collodion humide présenté lors de la première Exposition universelle, tenue à Londres en 1851, et la mise en place par Disdéri en 1854 à Paris du format « carte de visite », sont deux facteurs décisifs pour le développement de la photographie de portrait. Les possibilités lucratives que cela entraîne attirent de nouveaux professionnels. La bourgeoisie, en Grèce comme ailleurs, se précipite pour se faire immortaliser. Le centre ville de la capitale est petit : deux rues perpendiculaires, Éole et Hermès, regroupent boutiques, hôtels et cafés. Les photographes vont installer leurs ateliers dans ces mêmes rues à partir des années 1860. En 1892, on recense en tout dans le pays 25 photographes, essentiellement portraitistes : 11 à Athènes, 4 au Pirée, 5 à Patras, 2 à Syros, 1 à Corfou, 1 à Volo et 1 à Tripoli. À cette même époque, on recense seulement deux femmes photographes, qui signent sœurs Kanta. En réalité il y en avait d'autres, mais elles exerçaient dans les studios de leur père ou de leur mari.

Philippos Margaritis, considéré comme le premier photographe grec, réalisera une galerie de portraits « types » : des hommes et des femmes portant des costumes traditionnels posent en studio. Un genre que d'autres photographes après lui vont exploiter.

Petros Moraïtes, photographe de la famille royale

Celui qui a laissé une véritable galerie de portraits de ses contemporains est Petros Moraïtes. L'abondance de portraits issus de son atelier qui ont été préservés dans les collections publiques et privées prouve qu'il était le portraitiste par excellence de la bonne société athénienne entre 1860 et 1886, année de sa mort.

Le succès commercial de Moraïtes est dû en grande partie au fait qu'il sera le premier à recevoir le titre honorifique de « photographe de S.A.R. le roi ».

En 1863, suite à l'abdication du roi Othon, un nouveau roi est nommé à la tête du pays. Georges Ier, roi des Hellènes, fils de Christian IX du Danemark. Le roi Georges aime se faire photographier. Il pose en uniforme dans le studio de Moraïtes, jeune photographe de vingt-neuf ans. Le portrait en carte de visite du roi est d'aussi bonne qualité que ce qui se faisait en Europe à la même époque. Trois années plus tard, en 1867, Georges épousera la grande-duchesse Olga Constantinovna, nièce du tsar Alexandre II. Olga a seize ans, elle est belle et très photogénique. Moraïtes photographie les jeunes mariés à leur retour de Saint-Pétersbourg où ont eu lieu les noces.

Georges Ier et sa famille, tout au long de son règne, ne cesseront de fréquenter l'atelier de Moraïtes.

La bourgeoisie grecque imite la famille royale, elle se rend chez Moraïtes et se fait photographier de la même façon.

Pendant la dernière décennie du siècle, deux photographes étrangers réaliseront des portraits de la société athénienne : le Français Charles Merlin et l'Allemand Carl Boehringer. Le décor de studio est épuré, mais la pose devient sophistiquée et les trucages ne sont plus considérés comme une extravagance.

La photographie d'amateur

La technologie de la photographie connaît un nouvel essor avec l'invention du film souple en 1884 et de l'appareil Kodak de petite taille en 1888. La pellicule remplace les plaques de verre lourdes et fragiles et facilite le transport et l'utilisation de l'appareil photo.

Toutes les conditions sont réunies pour le développement de la photographie amateur. Néanmoins le hobby du photographe reste onéreux, et il sera réservé à une classe aisée qui se fait photographier en tous lieux et toutes circonstances, sur la mer ou à la montagne.

L'iconographie familiale s'enrichit alors de nouveaux sujets. On n'a plus besoin de se rendre au studio du photographe, on se prend en photo chez soi. Le domicile devient un lieu de référence, avec tous ceux qui y vivent : les enfants, les domestiques et même les animaux. L'objectif s'immisce dans l'intimité de la famille. Les prises de vue d'intérieur deviennent possibles.

Si la photographie de la fin du xixe siècle reflète bien le cadre de vie d'une certaine classe sociale, en revanche elle fournit peu d'informations sur le peuple grec. La Grèce est un pays rural qui a gardé des modes de vie ancestraux dans les campagnes. Les seules images de cet aspect du pays dont on dispose se retrouvent dans les clichés des excursionnistes.

Les gens de la ville se rendent à la campagne pour se divertir et changer d'air. À ces occasions, des figures de paysans se glissent parfois dans le champ photographique. Mais la recherche du pittoresque par certains ou l'étude de la culture populaire par d'autres ne viendra que plus tard, au xxe siècle.

3.  Thèmes nouveaux

Scènes de rues

Les scènes de rue, comme la sortie de la cathédrale après la messe ou les manifestations festives, deviennent un des sujets de prédilection des amateurs. On photographie à l'occasion des grandes cérémonies : le mariage du prince héritier Konstantin avec Sofia de Prusse en 1889, les funérailles de Charilaos Trikoupis en 1896.

La physionomie du pays change : les grands travaux

Les vingt dernières années du siècle sont marquées par des grands travaux entrepris sur tout le territoire, dans le cadre d'un programme de modernisation ambitieux initié par un homme politique, Charilaos Trikoupis, Premier ministre entre 1882 et 1895 (avec une interruption d'un an, en 1885). Il est persuadé que le développement des communications dans le pays est crucial pour l'économie nationale, et se tourne vers le capital privé pour la réalisation de ses projets, en utilisant le système de la concession de 99 ans.

Des travaux publics, tels que l'ouverture du canal maritime de Corinthe, le dessèchement du lac Copais, la construction de ports et de ponts, et surtout la construction des réseaux routier et ferroviaire, ont changé la morphologie du territoire et bouleversé la vie de plusieurs générations.

Le percement de l'isthme de Corinthe en 1884, fut un chantier très important par son ampleur (8 000 ouvriers grecs, maltais et italiens y travaillèrent), mais aussi par l'intérêt qu'il représentait pour le commerce maritime de l'Adriatique et de la Méditerranée. Malgré cet enjeu, le petit nombre de photographies professionnelles dont on dispose aujourd'hui montre qu'il ne fut pas l'objet d'une documentation systématique. Seules quelques photographies, prises lors des travaux par Anastasios Gaziadis, sont connues. Gaziadis exerçait le métier de photographe au Pirée, ville portuaire à forte concentration d'usines. Il avait acquis une certaine expérience de la photographie « industrielle ». Fut-il embauché par la société anonyme française qui avait entrepris les travaux, ou fut-il commandité par la Grèce ? On ne peut le dire. En 1883, une mission de 27 ingénieurs français arriva en Grèce pour coordonner les travaux publics. Il se peut que les réponses à ces questions se trouvent dans les archives de l'École des Ponts et Chaussées.

 

Jusqu'en 1882 la liaison Athènes - Le Pirée était la seule ligne de chemin de fer de toute la Grèce. Huit ans après, il existait un réseau de 700 km de voie ferrée. La partie reliant Athènes à Larissa, ville à la frontière nord du pays, baptisée « les chemins de fer de Thessalie », d'une longueur de 200 km environ, fut financée par le banquier de Constantinople Theodoros Mavrogordatos. L'Italien Evaristo de Chirico, père du peintre Giorgio de Chirico, et le Belge Arman Henneber, ingénieurs en chef, dirigèrent l'entreprise.

Mavrogordatos confia la documentation photographique du projet à un photographe stambouliote D. Mihailides. Le chemin de fer de Thessalie traversait des territoires annexés au pays en 1881, donc l'enjeu était de taille. Davantage que témoignage et inventaire, ce travail photographique devait servir la propagande gouvernementale, et montrer une image de l'évolution du pays.

Mihailides suivit le parcours du train et livra des vues idylliques de villages prospères, d'écoles remplies d'élèves, de vallées luxuriantes ; il montra les Météores et leurs imposantes silhouettes. Il composa des albums reliés en cuir de 35 x 45 cm, contenant une trentaine d'albumines dont six seulement montrent le chemin de fer. Titrés en lettres dorées Souvenirs de Thessalie, ces albums étaient destinés à un usage officiel. Le banquier Mavrogordatos en offrit un au Premier ministre.

Ce travail commandité, qui couvre le réseau ferroviaire d'une partie du pays, n'a pas seulement une dimension documentaire : le talent de Mihailides en a fait une œuvre photographique unique.

Les Jeux olympiques de 1896

Cette année-là, une manifestation hors du commun retient toute l'attention des photographes. Les premiers Jeux olympiques de l'ère moderne se déroulent à Athènes, à l'initiative de Pierre de Coubertin. Des correspondants de la presse du monde entier se mêlent aux spectateurs grecs. On vient de tout le pays participer à cet événement. Les Jeux auront lieu dans un stade en marbre. Il s'agit d'un stade antique, rénové grâce aux dons de Georgios Averof, grand homme de la diaspora grecque d'Alexandrie. Ce stade d'un blanc éclatant restera un symbole dans la topographie de la ville d'Athènes et de sa représentation photographique.

L'autrichien Albert Meyer fut le photographe officiel des Jeux olympiques de 1896. Il a réalisé d'excellents tirages au platine et a constitué les albums officiels des Jeux. Il a photographié tous les athlètes en les faisant poser dans des postures illustrant leur discipline sportive. Contrairement à Meyer, le photographe grec Ioannis Lampakis a voulu saisir ses sujets sur le vif. Ses photographies paraissent floues et ratées si on les compare à celles de Meyer, mais leur mérite repose justement sur ce défaut. On peut considérer Lampakis comme le précurseur du reportage sportif.

La fin du siècle

Entre 1897 et 1903, la Grèce fait partie du programme des photographes voyageurs de la compagnie Underwood et Underwood, qui était alors à la tête du commerce des vues stéréoscopiques prises dans le monde entier. Ces images en relief, que l'on regardait confortablement installé chez soi, « la photographie de voyage en fauteuil » (armchair travel photography), offraient une illusion parfaite du voyage. Les photographes de la compagnie parcouraient tout le pays et proposaient des thèmes inédits : un mariage dans un village ou les mineurs de Lavrio posant avec leurs équipements avant de descendre dans la mine. À l'aube du xxe siècle, la photographie en Grèce continuera sa mission de documentation avec l'émergence de la photographie de reportage, représentée par le photographe-reporter Petros Poulidis, mais surtout elle revendiquera le statut d'œuvre d'art. Dans ce sens, le travail du suisse Frédéric Boissonnas, qui arrivera en Grèce pour la première fois en 1903, jouera un rôle déterminant.

Vassiliki Chatzigeorgiou
Responsable de la collection de photographies
Archives helléniques d'histoire et de littérature 
Fondation culturelle de la Banque nationale de Grèce (ELIA-MIET)

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